Sur le salon Vivatech, qui s'est tenu Porte de Versailles du 15 au 18 juin 2022, la SNCF accueillait sur son stand la société XXII, un acteur spécialisé dans l'analyse par ordinateur de flux vidéo, une technologie également connue sous le nom de vidéo intelligence. Le groupe, à travers sa direction de la sûreté, a mené plusieurs expérimentations autour de ces technologies, pour évaluer comment celles-ci peuvent répondre à différents cas d'usage, notamment dans le domaine de la sûreté des voyageurs. CIO s'est entretenu avec Nicolas Despalles, pilote du programme vidéo intelligente pour le groupe SNCF, ainsi qu'avec Rémi Legrand, responsable du département programmes performance et innovation à la direction de la sûreté ferroviaire. Tous deux font le point sur le potentiel de ces technologies et abordent les enjeux et les contraintes rencontrées dans de tels projets, y compris lors des expérimentations.

La direction de la sûreté ferroviaire du groupe SNCF est chargée d'assurer la sécurité des personnes et des biens dans les trains, les gares et sur le réseau ferré français. Au sein du groupe, elle définit les prescriptions de sécurité et opère également comme prestataire de services, à travers ses 2800 agents opérationnels et son poste de commandement national sûreté. Les agents Suge (surveillance générale) représentent le service interne de sécurité de la SNCF. Ils bénéficient d'une formation adaptée et sont assermentés, agréés et armés afin de pouvoir assurer les missions qui leur sont confiées. Dans le cadre de ses missions de conseil, de prévention et de protection, la sûreté ferroviaire cherche sans cesse à développer des solutions innovantes, au service des voyageurs et des agents. « Nous portons tous les axes d'innovation, aussi bien pour les agents sur le terrain que pour les centres de commandement », indique Rémi Legrand. La vidéo intelligence fait partie des technologies explorées dans ce cadre. « De grands événements arrivent, comme la Coupe du monde de rugby en 2023 ou les Jeux olympiques et paralympiques de 2024. Nous réfléchissons à comment mieux exploiter nos images pour répondre aux enjeux de tels événements », explique Nicolas Despalles.

Utiliser l'IA pour aider les opérateurs humains

Dans le domaine de la sûreté ferroviaire, la vidéoprotection est aujourd'hui utilisée en réaction à certains événements. « Demain, l'idée est de l'utiliser pour alerter en temps réel un opérateur avant déclenchement d'une éventuelle intervention », confie Nicolas Despalles. La SNCF a par exemple réalisé un proof of concept (POC) avec XXII, une startup spécialisée dans la vidéo intelligence pour les applications de sécurité, afin de détecter les franchissements de voies ferrées. Dans tous ces POC, l'usage de la vidéo intelligence est toujours sous contrôle d'un opérateur humain, capable de lever le doute en regardant les images. L'objectif est de voir comment la vidéo intelligence peut fournir une aide à la décision pour ces vidéos patrouilles. « L'humain est au coeur du sujet », souligne Rémi Legrand, qui poursuit : « L'usage de l'intelligence artificielle ne vient pas se substituer à nos métiers. L'IA est une solution avec un potentiel exponentiel, mais l'opérateur vidéo doit rester au centre du dispositif. L'IA doit être une aide à la décision pour un opérateur, chargé d'effectuer une levée de doute avant de statuer sur la nécessité ou non de déclencher une intervention. »

Au sein du groupe SNCF, la vidéo intelligence peut se prêter à une multitude d'autres cas d'usage. « La technologie peut également contribuer au confort des voyageurs, en détectant par exemple un escalator en panne, en contribuant au maintien de la propreté des gares ou en identifiant la présence d'un bagage abandonné ; elle peut améliorer la qualité des services aux usagers, pour proposer par exemple des informations sur l'affluence des voyageurs », illustre Nicolas Despalles. Embarquée sur les trains, elle peut même optimiser la maintenance des voies et contribuer à l'émergence des trains autonomes. Pour explorer les différentes applications possibles dans son domaine, la direction de la Sûreté a mis en place un cadre méthodologique rigoureux. « Il faut travailler cas d'usage par cas d'usage, en confrontant les solutions proposées sur le marché aux spécificités de l'environnement ferroviaire : notre parc existant de caméras, des niveaux d'affluence de voyageurs variables dans nos gares, le mobilier spécifique présent dans ces mêmes gares, etc. », explique Nicolas Despalles. « Sur un cas d'usage, nous étudions d'abord le cadre juridique et réglementaire en vigueur, et si celui-ci le permet, nous lançons un proof of concept », poursuit-il. Le laboratoire innovation consulte ensuite le marché et sélectionne différentes solutions, généralement trois, qui viennent ensuite s'interfacer sur quelques caméras. « Nous analysons les mêmes flux vidéo avec chaque solution. Si la maturité du marché se révèle très faible, nous bifurquons vers d'autres approches, par exemple la recherche de financements européens pour concevoir de nouvelles solutions sur mesure », indique Nicolas Despalles. La SNCF participe ainsi au projet européen Prevent PCP dans le cadre du programme Horizon 2020, en vue de développer une technologie de vidéo intelligence capable de détecter des bagages abandonnés, avec 24 partenaires, dont la RATP et la région Sud pour la France. Quand la maturité du marché est suffisante, le laboratoire innovation passe à la réalisation d'un pilote opérationnel pour les opérateurs, « afin de mesurer ce qu'apporte l'outil et quel est le niveau de la transformation métier à enclencher », selon Nicolas Despalles.

Un cadre réglementaire pour expérimenter

Dès lors que les images vidéo impliquent des personnes, l'usage de la vidéo intelligence est très encadré. Dans le cadre de la protection des données à caractère personnel, plusieurs réglementations s'appliquent déjà aux traitements d'images provenant des dispositifs de vidéoprotection. « Dans notre domaine, les traitements de données à caractère personnel sont délimités par le règlement général sur la protection des données (RGPD) et la directive « police justice », indique Nicolas Despalles. Toutefois, « la maturité réglementaire est différente de la maturité technologique », fait-il observer. Le Code de la sécurité intérieure, dans le cadre duquel sont installés les systèmes de vidéoprotection déclarés en préfecture, encadre aujourd'hui la captation et l'enregistrement des images pour une durée maximale d'un mois. Aujourd'hui, le véritable enjeu est ailleurs. Il porte sur l'analyse de flux vidéo en temps réel, sans problématique de stockage de données, mais avec d'autres aspects, comme le droit d'opposition, qui se révèlent complexes à mettre en oeuvre. Pour l'instant, les fondements juridiques permettant de rendre, sans ambiguïté, licite l'exploitation de dispositifs de vidéo intelligence dans les espaces publics, et tels qu'indiqués par la CNIL dans son projet de posture en janvier 2022, restent à préciser. Le laboratoire innovation reste donc en attente des éclaircissements nécessaires sur ce volet juridique et règlementaire pour démarrer des pilotes opérationnels.

La direction de la sûreté de la SNCF souligne toutefois l'importance et l'urgence d'avoir un cadre pour expérimenter. « On ne peut progresser au niveau réglementaire si on n'expérimente pas », pointe Nicolas Despalles. En effet, « il s'agit d'être extrêmement transparent et précis sur les finalités des traitements, en détaillant les cas d'usage, les technologies utilisées et en examinant si nous sommes légitimes pour les mettre en place. Cela suppose d'être précis et d'entrer dans la technicité », affirme Rémi Legrand, qui rappelle que le responsable de traitement est celui qui met en oeuvre la solution. « Ces expérimentations sont bénéfiques pour tous les acteurs, y compris les instances comme la CNIL, le législateur et les usagers, car elles permettent aussi d'aborder les enjeux d'acceptabilité sociale », insiste Nicolas Despalles, en ajoutant : « La question est de voir où placer le curseur. »

Adapter les solutions au contexte français, une opportunité

La réalisation de POC sur la vidéo intelligence est également importante pour faire mûrir l'écosystème français de startups dans le domaine. « Comment challenger les compétences d'un écosystème dont la SNCF est partenaire ? », s'interroge Rémi Legrand. Selon celui-ci, la collaboration avec les startups est intéressante à double titre. Pour un groupe comme la SNCF, elle donne accès à une expertise technologique de pointe, tandis que les startups trouvent dans ces partenariats un terrain de jeu et des cas d'usage pour éprouver leurs solutions. « Ce que nous attendons de XXII, c'est la robustesse de l'IA et la pertinence de l'algorithme. De leur côté, cela leur permet de voir dans quelle mesure leur technologie est mature et adaptable à notre cadre métier et réglementaire. A travers ces échanges, chacun apprend en marchant. Nous les aidons à pivoter et ils nous aident à évoluer », estime Rémi Legrand. « C'est véritablement un esprit gagnant-gagnant », ajoute-t-il.

Certaines solutions de vidéo intelligence ont été développées dans d'autres pays aux législations différentes. Toutefois, celles-ci ne seront pas forcément pertinentes dans un contexte français où les algorithmes disposent de moins de données pour apprendre. « Pour les startups, cela peut être une contrainte, ou bien une opportunité de développer un algorithme différent », pointe Rémi Legrand. Par exemple, pour retrouver le propriétaire d'un bagage abandonné, la réglementation interdit l'exploitation des données biométriques du propriétaire. Plusieurs fournisseurs ont donc travaillé sur un suivi exploitant des données non-biométriques, comme la tenue vestimentaire, afin de se conformer aux exigences réglementaires. « Toutefois, ce type d'algorithme n'est pertinent que dans les quelques minutes qui suivent l'événement, ce qui suppose de pouvoir traiter les données et alerter en temps réel », souligne Nicolas Despalles. « Si ces solutions non-biométriques s'adaptent à nos caméras, elles se révèleront peut-être plus performantes que celles qui ont utilisé des données biométriques au regard de l'environnement complexe SNCF », ajoute Rémi Legrand.